Je veux vous parler d’un livre que j’ai découvert un peu par hasard, un livre sur les petits vélos de mon enfance. Ceux avec lesquels on jouait des après-midis entiers, généralement après avoir passé deux ou trois heures dans l’eau, à la plage Cornouaille, non loin de chez moi à Concarneau, ville de mon enfance. Les jeux à l’époque ne coûtaient pas très cher. Une figurine de cycliste en plomb ou en zamak achetée trois francs chez Bigogne (le magasin de jouets, en bas de l’avenue de la gare) et une bille, en verre ou en terre. La plage nous fournissait le décor, la piste, avec ses virages, ses pentes escarpées, ses ravins les plus vachards dans lesquels tomber signifiait recommencer la course depuis la ligne de départ. On était minots et nos héros d’alors s’appelaient Eddy Merckx, Jacques Anquetil, Raymond Poulidor, Luis Ocaña, Bernard Thévenet, Felice Gimondi… Songez qu’à l’époque tous les mômes jouaient à ce jeu simple (et économique) sur toutes les plages de Bretagne et sans doute d’ailleurs. Un jeu qui a même fait naître des vocations. Bernard Hinault me confiait récemment, pendant le Tour de Connemara, que les petits vélos de son enfance étaient sans doute pour quelque chose dans sa vocation de coureur cycliste professionnel. Bernard a souri lorsque je lui ai dit avoir découvert une figurine à son effigie, sur son vélo Gitane bleu ciel et son maillot arc-en-ciel de champion du monde. Quelque part, si j’ose dire, la (grande) boucle était bouclée.
Mais revenons aux p’tits vélos. Un petit bouquin à l’italienne qui compile une série de clichés réalisés par un photographe, sous le pseudonyme de Janol Apin (je présume qu’il s’agit d’un pseudonyme ou alors Monsieur Apin père avait un sens de l’humour bien particulier). Janol Apin, qui ne manque ni de talent ni d’imagination, a promené son reflex sur les routes de campagnes et de montagnes et bien entendu sur les plages bretonnes. Le résultat est singulier, étonnant, épatant. On suit les coureurs dans leurs circonvolutions, en échappée solitaire ou en peloton. On feuillette ce beau bouquin avec gourmandise, on retrouve son regard d’enfant émerveillé, comme un saut dans le passé. J’ai voulu en savoir plus sur le photographe au nom parfaitement énigmatique. J’ai donc téléphoné à Janol Apin. Aux éditions Lacarothe, cela va sans dire.
Janol est un personnage, une figure comme on dit en Bretagne. Caché derrière son pseudonyme, il revendique l’anonymat. Installé désormais en Bretagne, dans le Morbihan (nul n’est parfait), il poursuit sa quête de projets photographiques, travaillant actuellement sur une série de clichés de chapelles mises en lumière par ses soins. Le résultat est bluffant, encore une fois. Le projet des P’tits vélos est né au milieu des années 90. Janol avait reçu une commande du magazine Playboy pour son numéro d’août/septembre 1996, avec Lio en couverture. Lecteur de Playboy, pour la qualité de ses photos naturellement, c’est là que j’ai entendu parler de lui pour la première fois. Ses petits vélos parcourant le corps nu d’une jeune femme m’avaient amusé. Quatre ans plus tard, armé de son reflex Nikon et de ses pellicules Ektachrome, il emmenait ses figurines en balade, mettant en scène les courses imaginaires de son enfance. Janol a bénéficié de la sympathique complicité de la Fonderie Roger, la dernière entreprise française qui fabrique encore les petits vélos de notre enfance. On vibre avec ses coureurs, posés dans le décor. Le cadrage est habile, malin. Au détour d’un bosquet on aperçoit des motards qui encadrent des retardataires suivis par la voiture-balai, là c’est le maillot jaune qui nous salue d’un geste de la main, ici c’est un coureur en ombre chinoise, celui-ci est à la peine, là le peloton entame une épreuve de montagne. Les petits vélos de Janol sont vivants et pour un peu on entendrait la voix de Jean-Paul Ollivier commenter la course. Finalement, le maillot jaune l’emporte, bras levés, avec l’arc de triomphe en toile de fond. On ne se lasse pas de voir et de revoir les p’tits vélos. De temps à autre, la photo est ponctuée d’un témoignage. Des noms de légende. Victor Cosson, Henry Anglade, Raymond Poulidor, Bernard Hinault, tant de noms de coureurs qui ont marqué le monde du cyclisme, ou le journaliste Jean-Paul Ollivier (qui connaît bien les plages de Concarneau) et Christian Prud’homme (directeur du Tour de France) qui signe une jolie préface. Et à chaque fois, le même regard tendre, la même nostalgie de l’enfance. Et puis un soupçon de poésie aussi.
Les p’tits vélos de Janol Apin a rejoint ma bibliothèque, au rayon photo dans la série des beaux livres auxquels je tiens. Un de ces jours, il faut que je commande une série de coureurs à la Fonderie Roger. Peut-être que je les choisirai brut de fonderie, pour pouvoir les peindre à mes couleurs. Quand mon petit-fils Victor sera un peu plus grand, on ira tous les deux à la plage jouer avec nos p’tits vélos. Moi je prendrai Team Raleigh, évidemment, maillot noir et blanc, l’équipe de Cherie Pridham, avec Tom Moses, Eric Berthou, Alex Blain, Richard Lang, Tom Scully, Rob Britton, … Et ma bille terre fétiche, bien sûr. On dessinera un parcours, sur le sable, avec des côtes et des descentes et des ravins casse-gueules. On se rejoindra dans le monde merveilleux de l’enfance qu’on n’aurait jamais dû quitter. Un monde où tout est possible. Un monde où le blaireau peut encore mettre la pâtée à Spartacus.