Début des années soixante-dix. Ma mère, ma chère mère, au désespoir de trouver une activité qui convienne à son fils – mais qu’est-ce qu’on va faire de lui ? se lamentait-elle – après avoir essayé l’escrime, la natation, le judo, les échecs, le ping pong, la voile, j’en passe et des meilleurs, m’avait inscrit, en désespoir de cause et un peu par hasard, à un stage de découverte de la photo. Là, un baba cool hirsute, au regard inquiétant, nous avait initié à ce qui allait devenir le plus grand mystère de ma vie, la maîtrise et la capture de la lumière. Il nous avait proposé de construire nous-même, le temps d’un après-midi, notre propre appareil photo et je réalisais mieux alors pourquoi on nous avait demandé d’amener une boîte à chaussures vide. Perplexe mais curieux, j’avais suivi les conseils, pratiqué un petit trou dans la boîte, logé un morceau de papier sensible et découvert ce jour-là le plus incroyable tour de passe-passe qui soit. Découvert que la lumière se réfracte à l’envers, compris que dans mon œil c’était idem, pigé à quoi servait le jeu de miroirs, oui, ce jour-là, je ne le savais pas encore, mais c’était le premier jour du reste de ma vie. Cette année-là, au moins, je saurais ce que je voulais à Noël. Ma mère m’avait donc offert un reflex, le premier, le moins cher en se disant que, comme le reste, ça ne durerait pas. Elle avait investi quelques centaines de francs dans un Zenit, appareil soviétique de première génération, incassable, inusable, indécrottable selon les termes du photographe local, l’estimé Pierre Le Grand, père de mon pote Antoine Le Grand, devenu depuis le photographe qu’on ne présente plus, portraitiste de grand talent. Ainsi donc j’avais en mains un reflex qui m’ouvrait toutes grandes les portes de la plus belle et de la plus magique des récréations.
Magique. C’est bien le terme qui convient pour désigner la photographie, enfin quand je dis photographie c’est celle qui se pratiquait à l’époque, avec de la pellicule, dans des chambres noires. Oui, magie de la pellicule qu’on crame et qui révèle les mystères de ses cristaux d’argent à grands coups de révélateur et puis l’image, l’image enfin, sur papier, à la taille qu’on veut, papier mat ou brillant. J’ai tout testé, ou presque, toutes les sensibilités de film, tous les films, les tirages sépia, la solarisation, il ne se passait pas un jour de congé où je ne faisais pas de photo, c’était devenu viral, j’ai même photographié des vaches en infrarouge. J’ai photographié mes potes et mes copines, j’ai vécu des expériences hors normes, trafiquant, bidouillant, imaginant des stratagèmes pour sortir des images qui nous fassent marrer. J’ai adapté un judas de porte (8 francs chez le quincailler de la place de la Mairie) sur mon reflex, réalisant des clichés avec le plus cheap des fish eyes, j’ai enduit mon filtre UV de margarine pour tenter d’obtenir des flous artistiques (ratés) façon Hamilton, j’ai passé d’innombrables après-midis dans l’obscurité de la chambre noire et j’ai photographié tout ce qui m’entourait avec énormément de gourmandise et de bonheur, au grand dam de ma mère qui payait les pellicules et tous ces produits de développement qui puaient la mort et empestaient mon labo de fortune. N’empêche. C’était vraiment marrant.
Je ne suis pas étonné, aujourd’hui, du revival de l’argentique, de cette tendance qui s’accroît, qui prend de l’ampleur. Non, bien sûr il ne s’agit pas d’un mouvement rétrograde, d’ailleurs la photographie numérique permet tellement de souplesse, notamment pour le photographe professionnel, qu’on l’imagine mal désormais travailler autrement, même si un certain nombre d’entre eux demeure totalement réfractaire au numérique et reste solidement ancré à leur sacrosaint cristal d’argent. Mais quand même, le numérique, une carte, dont les capacités et les performances vont crescendo, qu’on peut effacer et réutiliser à l’envi, que demander de mieux ? En revanche, avec la photographie numérique on a perdu ces instants magiques, de la genèse à la révélation. Rendez-vous compte, on n’a même plus à attendre le développement, on sait illico si on a chié son cliché ou pas, tu parles d’un privilège. Bien sûr on vous dira que le développement numérique s’est substitué au processus du développement argentique, mais les gens qui vous disent ça, qui vous parlent de Lightroom (et ses légendaires presets) avec des trémolos dans la voix, ceux-là n’ont probablement jamais connu le bonheur de humer un film, d’armer son reflex, de sentir la respiration photographique, de voir, émerveillé, la pellicule développée, de compter, d’attendre et d’attendre encore. Et, magie suprême, de voir l’image se révéler sur du papier, du beau papier, doux comme une caresse. Ceux-là, qui vous parlent mégapixels, résolution, définition, ignorent qu’avec une modeste diapositive Ektachrome de 36 millimètres par 24 on pouvait sortir une affiche de quatre mètres par trois. Alors le numérique, c’est bien, c’est pratique, c’est moderne, mais si vous voulez vraiment vous amuser, faire des trucs rigolos ou improbables, laisser une part de chance à l’impondérable voire à l’inconnu, un conseil. Achetez-vous un boîtier argentique. Non seulement vous allez vous amuser mais en plus vous allez comprendre plein de trucs qui sont les fondements de la photographie.
Tous les photographes professionnels sont passés un jour ou l’autre par la case passion, enfin tous ou presque. Il y a eu une étincelle, un élément déclencheur (si j’ose dire) qui fait qu’on a voulu en savoir plus, aller au delà, comprendre la lumière à défaut de la maîtriser. Aujourd’hui, il y a tout une génération de jeunes photographes biberonnés au numérique qui poussent la porte de la photographie argentique, parce que eux aussi, ils veulent savoir. Un seul mot d’ordre, un seul slogan. Believe in film. Comme je les envie, d’avoir envie d’y croire. À eux la joie, le bonheur de sentir la pellicule, de mettre les mains dans les bacs de révélateur, de se faire engueuler par leur mère ou leur femme parce que la salle de bain empeste la chimie, d’aller shooter des vaches en infrarouge (attention, film ultra-sensible à la lumière). À l’heure où j’écris ces lignes, l’année se termine doucement, que faut-il vous souhaiter, pour cette année 2013, à vous lectrices et lecteurs de Shots ? Faites des photos mais surtout amusez-vous. Soyez curieux, bricolez vous-même votre appareil photo ou à défaut, si vous n’avez pas de boîte à chaussure disponible, achetez vous un boîtier argentique, d’occasion ça ne coûte rien d’essayer. Mais surtout, au risque de me répéter, faites-vous plaisir, à vous. Oubliez le regard des autres, faites de la photographie votre plaisir solitaire, pour reprendre une terminologie chère au cœur d’Henri. Et finalement je veux bien parier que dès votre première pellicule vous porterez sur la photographie un regard différent, cet émerveillement naïf qui dès lors ne vous lâchera plus, de toute votre vie. Vous réaliserez alors que vous tenez là un truc magique qui désormais ne vous quittera plus, une bonne raison supplémentaire de croire en cet art magnifique et intemporel. La quête de la lumière.
• photo : Jean-Michel JARRE, Brest 2010 (crédit Hervé LE GALL, photographe)